Faida – Chapitre 5

F
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Le Poids des Ombres

Giulia


Je reste immobile, comme pétrifiée, entre deux mondes. La pluie continue de tomber lourdement, lavant la ville, tandis que Marco disparaît dans la nuit, avalé par les ténèbres. L’inquiétante Maserati s’éloigne, et son rugissement s’éteint peu à peu, laissant derrière elle une absence criante. Tout en moi est figé, suspendu, mais les pensées affluent : mensonges, trahisons, ressentiments, autant de chaînes qui m’empêchent de respirer.

Autour de moi, La Zagara est un lieu abandonné. Le café est désert, figé dans le temps, comme un tableau ancien où chaque goutte de pluie frappant la vitre imite le chaos intérieur qui m’assaille. Mes doigts se crispent autour de la tasse de café glacée, comme si s’y accrocher pouvait me ramener à la réalité. Mais la céramique froide me rappelle que cette confrontation, cette scène, n’a rien résolu.

Je prends une profonde inspiration. L’air est lourd, étouffant, imprégné d’humidité et de l’odeur métallique qui suit les orages. Une goutte d’eau roule sur ma joue, glaciale. Ce n’est pas une larme. Je refuse. Pas pour lui. Marco et ses promesses vides ne m’arracheraient plus de larmes. Je dois le laisser derrière moi, l’enterrer avec le passé qu’il incarne.

Je me lève lentement, chaque mouvement me pèse, comme si l’air lui-même s’était densifié autour de moi. Mes pas résonnent sur le carrelage froid, tandis que dehors, la tempête continue de rugir, frappant les vitres comme le miroir de mon propre tourment. D’un geste presque automatique, j’efface la goutte d’eau sur ma joue, comme si je pouvais effacer tout ce qui vient de se passer.

La télévision murmure en fond, un bulletin météo annonçant des tempêtes plus violentes à venir. Il me rappelle l’urgence grandissante en moi depuis que Marco est réapparu. La Zagara est devenue trop petite pour contenir mes émotions. L’air y est trop dense, irrespirable.

Je sors ma carte bancaire et la passe dans le terminal de paiement. « Paiement refusé. » Mon cœur se serre. Pas maintenant. Je réessaie, la main tremblante. Nouvel échec.

— Désolé. Un souci avec votre carte ? Ne vous en faites pas, c’est pour moi.

Le serveur me coule un regard compatissant. La honte monte, insidieuse. Je tente un sourire, mais il est vide, amer.

— Non, vraiment, je peux…

— Ça arrive, ne vous inquiétez pas. Les Esposito étaient ici bien avant l’ouverture de ce café. Vous me paierez une autre fois.

Je hoche la tête, incapable de répondre. Le poids du moment m’écrase, et la pluie, implacable, continue de frapper la ville. Une vibration dans ma poche me ramène brutalement à la réalité. Marisa. Je décroche sans réfléchir.

— Giulia !

Sa voix est précipitée, haletante, empreinte d’une inquiétude que je reconnais immédiatement.

— Je suis passée chez toi, Ezio dit qu’il ne sait pas où tu es…

Ezio, toujours perdu dans ses jeux vidéo, déconnecté du monde réel.

— Oui… Encore plongé dans sa console, comme d’habitude. Qu’est-ce qui se passe ?

Un silence. Le vent hurle dans l’interstice.

— Giulia… dis-moi que ce n’est pas vrai.

Mon cœur rate un battement. Une tension sourde s’installe.

— Quoi ? Qu’est-ce qui serait pas vrai ?

— Que t’étais avec Marco.

Sa voix est un mélange de reproche et d’inquiétude.

— La rumeur court déjà, Giulia…

Je ferme les yeux, lasse. Positano, cette ville où chaque secret devient une rumeur avant même d’avoir existé.

— Si on peut appeler ça être avec lui… 

Je soupire, exaspérée.

— Ce n’était rien. Même en dessous de rien.

Marisa ne me laisse pas terminer.

— Giulia, c’est bien plus grave que ça. Je suis à la réunion de la coopérative. Les pêcheurs sont furieux. Ils pensent que t’as encore des affaires avec lui.

— Des affaires ?

— Certains pensent que tu vas leur faire un coup dans le dos…

Ses paroles sont un coup de poignard. Une tempête plus terrible que celle qui frappe la ville se prépare à m’engloutir. Je raccroche, le souffle court. Fuir n’est plus une option. Pas cette fois.

Le port est balayé par un vent violent quand j’y arrive, l’air saturé d’électricité. La tension est presque palpable, comme une lourde couverture collante. La salle de réunion est pleine à craquer, et en franchissant la porte, je sens tous les regards se poser sur moi. Des regards durs, pleins de reproches et de suspicion. Chaque murmure dans la pièce est une accusation silencieuse. Chaque silence, une condamnation.

Je garde la tête haute, le dos droit, malgré le poids invisible des jugements qui pèsent sur mes épaules. Les visages sont fermés, marqués par la défiance. Le respect que j’avais autrefois, hérité de mon père, s’est effrité sous les rumeurs. À l’intérieur de moi, une tempête fait rage, mais je serre les poings. Je ne leur montrerai pas ma faiblesse.

Giacomo, un pêcheur aux mains calleuses, se lève. Sa silhouette imposante attire immédiatement le silence. Ses yeux noirs sont aussi impitoyables que la mer.

— Ces nouvelles restrictions, c’est la mort pour nous tous.

Sa voix gronde, profonde et sévère, elle résonne comme un coup de tonnerre.

— Et on sait tous ici que certains ont joué un rôle là-dedans.

Un murmure menaçant traverse la pièce. Tous les regards convergent vers moi. Le poids de leurs accusations me transperce, un venin qui se répand dans mes veines.

Je sens la colère monter, mais je la refoule. Pas maintenant. Pas ici.

— Vous pensez vraiment que j’aurais fait ça ?

Ma voix tremble légèrement, mais je la garde ferme. Je les fixe, un à un, ces visages durs, ces juges silencieux.

— Oui, j’ai vu Marco. Mais ce n’était pas ce que vous croyez ! Je me bats, tout comme vous, pour survivre. Ces lois absurdes, ces restrictions… ce n’est pas moi qui les ai imposées. Nous sommes tous dans le même bateau.

Un silence pesant tombe sur la salle. Certains visages vacillent, mais la méfiance persiste. Pietro, un vieil ami de ma famille, se lève alors. Sa voix est plus douce, mais chargée de poids.

— On doit du respect aux Esposito. Sans Giovanni, on n’aurait jamais eu cette coopérative.

Ses paroles sont un fragile rayon de lumière dans cette obscurité, mais la tempête n’est pas encore calmée. Un pêcheur plus jeune, aux poings serrés, se lève brusquement.

— Du temps de ton père, Giulia, on n’aurait même pas eu cette discussion. Tu n’as pas l’étoffe de Jacopo.

Cette phrase est un poignard enfoncé dans mon cœur. L’ombre de mon père, de ses accomplissements, pèse sur moi. Mais je ne fléchis pas.

— Vous vous trompez. Marco n’a plus aucune emprise sur moi. Ni lui. Ni vous. Ni personne.

Un silence glacial s’installe. Mais quelque chose s’est brisé. Une fissure, infime mais bien là.

Je quitte la salle, le cœur lourd, mais avec la certitude de tenir bon. La tempête, à l’intérieur comme à l’extérieur, ne m’effraie plus.

« C’est toujours au cœur des tempêtes que les plus grandes décisions se prennent. » Mon père me le disait souvent, sans savoir que, bien plus tard, ce serait mon propre cœur qui en serait le théâtre. Aujourd’hui, je comprends enfin ce qu’il voulait dire.

Gianni

Le bureau familial m’oppresse plus que jamais. Répondre à l’invitation de ma mère, c’était accepter de me faire piéger, je le sais. Les visages des ancêtres, emprisonnés dans leurs cadres dorés, me fixent avec une sévérité qui me tord l’estomac. Ils ne sont pas de simples portraits, mais des ombres, des fantômes porteurs d’attentes écrasantes, des chaînes qui m’étouffent. Mon père les a toujours portées sans faillir, mais moi… je suffoque.

Derrière son bureau imposant, Alessandro Rossi règne, imperturbable. Il a bâti cet empire familial, façonné par des décennies de décisions tranchées. Toute alliance qu’il a conclue, toute trahison orchestrée, a pris racine depuis ce trône en chêne massif. J’ai cru désirer m’y asseoir. Mais aujourd’hui, l’air est épais, saturé de non-dits. Son regard me transperce, une mise en garde silencieuse. Et je comprends que ce jour pourrait ne jamais venir.

Le coffre-fort Napoléon, colossal et intimidant, trône dans un coin. Bien plus qu’un simple réceptacle de richesses, il incarne notre pouvoir, celui que mon père garde jalousement. Il fait tinter un trousseau de clés, le son métallique résonne, solennel et hypnotique. Il tarde à poser son regard sur moi, absorbé par ce qu’il s’apprête à faire.

D’une voix ferme, marquée par des années de responsabilités, mon père rompt le silence.

— Gianni, il est temps que tu comprennes certaines choses.

Je reste figé, debout, les poings serrés. L’air devient irrespirable, chargé de tout ce qui n’a jamais été dit. Mon père fait encore glisser les clés entre ses doigts, chaque cliquetis resserre un peu plus l’étau autour de moi. Puis, lentement, il me tend le trousseau. Le métal glacé effleure ma peau, et un frisson me parcourt. Ces clés ne sont pas juste du métal. Elles sont le fardeau du pouvoir.

Mon père poursuit, calme :

— Ces clés ouvrent bien plus qu’un coffre, Gianni. Elles ouvrent les portes de notre empire, et peut-être quelques boîtes de Pandore.

Je sens le poids immense qui s’accroche à ces clés, une angoisse sourde monte en moi, comme une lame suspendue au-dessus de ma tête. J’inspire profondément, mais l’air se bloque entre ma poitrine et ma gorge. Mon père continue, implacable :

— Le projet hôtelier est crucial pour la famille. Je ne peux pas me permettre de prendre des risques.

Mon cœur rate un battement quand il se lève, contournant lentement son bureau. Chaque pas qu’il fait me rapproche de la vérité que je redoute. Lorsqu’il se tient enfin devant moi, il ne regarde pas les clés dans ma main, mais plonge son regard dans le mien. Une tension électrique envahit l’espace entre nous.

— Ton cousin Tommaso va rejoindre les affaires de la famille. Il va s’installer à Positano pour superviser le projet hôtelier.

Le nom de Tommaso résonne comme un coup de tonnerre. Tommaso ? Ce bon à rien ? La colère monte, brûlant tout sur son passage, jusqu’à nouer ma gorge. Ce type n’a jamais rien prouvé. C’est mon projet, pourquoi est-ce lui qui va le superviser ? D’une voix tremblante, je demande :

— Papa… qu’est-ce que ça signifie pour moi ?

Mais derrière cette question, une autre hurle : pourquoi ne suis-je jamais à la hauteur pour toi ?

Alessandro me fixe, implacable, et pour la première fois, quelque chose vacille dans son regard. De la pitié. Comme s’il savait que ses prochains mots allaient me briser.

— Gianni… Le projet hôtelier à Positano est trop important. C’est pour ça que j’ai décidé de confier cette responsabilité à Tommaso.

Il m’a légué les chaînes, mais a gardé la couronne. Le coup est brutal. Tommaso ?! La rage se répand en moi comme un poison. Mes poings se serrent si fort que la douleur devient brûlante. Il me donne les clés, mais il m’arrache ce qui compte vraiment : la reconnaissance, la légitimité que je cherche depuis toujours.

— Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ?

Ma voix se brise, et je déteste cette faiblesse. Ce n’est pas qu’une histoire d’affaires. C’est une question de dignité. Alessandro soupire, las, comme s’il avait anticipé ma réaction :

— Je te connais, Gianni. Je connais tes forces, mais aussi tes faiblesses.

Il marque une pause, son regard se fait plus froid.

— Depuis Bella, tu te laisses distraire.

Isabella. Son nom transperce mon cœur. Le souvenir de son départ sans un mot ravive une douleur que j’ai essayé d’enterrer. Mais elle est là, vivante, à me consumer.

Mon père continue, implacable :

— Depuis qu’elle est partie, tu n’es plus toi-même. Tu fuis, Gianni. Tu passes d’une distraction à l’autre, incapable de te concentrer.

Je serre les clés si fort que le métal mord ma paume. Je veux protester, crier, mais au fond, je sais qu’il a raison. Depuis qu’Isabella est partie, je ne fais que survivre, me perdant d’une ombre à l’autre. Je n’ai pas seulement perdu mon ex, j’ai perdu celui que j’étais. Mon père enfonce encore le clou :

— Pendant que tu t’égarais, Tommaso s’est formé. Il est prêt pour ce projet.

Tommaso. Encore lui. C’est une insulte. Mais les clés, lourdes dans ma main, me rappellent que ce pouvoir n’est qu’une illusion. Le contrôle m’échappe déjà. Mon père n’a pas fini, il m’achève :

— Ce projet, Gianni, est trop important pour que tes émotions viennent tout compromettre.

Ce n’est plus un jugement. C’est une sentence. Et je sens la dernière étincelle de fierté s’éteindre. D’une voix froide, distante, je murmure :

— Je comprends.

Mais c’est un mensonge. Je ne comprends rien. Pourquoi ne suis-je jamais assez bien à ses yeux ?

Nos regards se croisent une dernière fois.

— Heureux que tu l’abordes avec tant de philosophie, fils. Tu viens avec nous ?

Désignant le mauvais temps à travers la fenêtre, il m’invite à les suivre dans les terres, à l’abri de la tempête. Il faut se rendre à l’évidence, mon père me connaît si mal qu’il ignore tout de l’ouragan dévastant ce qu’il reste de moi à l’intérieur. Il renfile sa veste de costume, puis pousse doucement son trône et effleure son bureau.

— On passe la soirée là-haut à Ravello. Ce sera l’occasion de voir Tommaso, mon grand. Vous pourriez confronter vos idées, trouver quelques points de contacts…

Des points de contacts ? C’est la provocation de trop. Il s’attend à ce que je me batte ou à ce que je m’effondre sous le poids de ses attentes. Mais il se trompe.

— Sans façon, merci. Je préfère rester là et tenir la barque.

— Tu es sûr ?

— Oui, j’ai besoin d’être seul.

Je m’éloigne. Les clés pèsent lourd dans ma main, mais elles ne sont rien comparées à l’immense vide qui s’ouvre en moi. Je quitte la pièce, conscient que mon père vient de tout me donner… et de tout m’arracher dans la même soirée.
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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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