Faida – Chapitre 18

F
Table des matières

Sous la Surface des Mots

Gianni


La villa des Rossi est étrangement silencieuse. Probablement parce que j’ai réussi à enfermer tout ce qui me lie à Giulia au fond de mon esprit, verrouillé à double tour. Mais les souvenirs de la veille sont encore là, comme une brume dense qui envahit chaque recoin de ma tête. Les voix des instagrameuses résonnent à peine dans ma mémoire, leurs rires vides comme les verres abandonnés sur la table basse. Des traces de leur passage subsistent, des coussins en désordre, des talons oubliés, un foulard traînant au bord du canapé, mais tout ça appartient déjà à un autre monde. Un monde où je ne suis plus que l’ombre de moi-même.

Je traîne des pieds jusqu’à la salle de bain, jetant un œil par la baie vitrée. Le jardinier s’active sur la terrasse, ramassant les pots de fleurs renversés par la tempête.

— Une nuit agitée, monsieur Gianni ?

Son ton est respectueux, mais je décèle une pointe d’inquiétude dans son regard lorsqu’il se redresse, essuyant ses mains sur son pantalon. Je réponds machinalement, détaché.

— Oui, un peu…

— Les jeunes femmes ont prévenu les garde-côtes hier soir. Ils voulaient s’assurer que vous étiez sain et sauf.

Il pose un regard rapide sur les dégâts mineurs de la terrasse. Mon cœur rate un battement, mais je me contente de hocher la tête, soulagé d’être entier. Rien dans mes gestes ne trahit le chaos qui gronde encore en moi.

— D’ailleurs… j’ai dû emprunter le petit hors-bord hier soir. Il est toujours amarré au bout de la grande plage. Tu pourras dire à Angelo de le ramener ?

Le jardinier essuie ses mains une dernière fois sur son pantalon, hochant la tête avec un petit sourire.

— Bien sûr, monsieur Gianni. Je m’en occupe.

Je lui lance un signe de remerciement avant de me détourner, les pensées déjà embrouillées par les souvenirs qui affluent. Sous la douche, l’eau glacée me fouette le visage, tentant en vain de réveiller ce que j’ai étouffé. Mais les images de ma sortie en mer persistent. Giulia, les vagues déchaînées, le bateau en perdition… tout revient avec une intensité oppressante. Mais plus encore, cette rage, cette explosion que je n’ai pas su contenir après l’avoir sauvée. Pourquoi est-ce que je fais toujours ça ?

En sortant, j’enfile un costume fraîchement repassé, d’un geste machinal. Une odeur de cigarette flotte dans l’air. Angelo est appuyé contre la baie vitrée, tirant tranquillement sur sa clope, silencieux, observateur. Il me laisse prendre mon temps.

— J’ai entendu parler de ta nuit.

Son ton est posé. Il en sait déjà une bonne partie, bien sûr.

— Ça avait l’air d’avoir été… mouvementé.

Je termine de boutonner ma chemise avant de répondre, presque sur la défensive.

— On peut dire ça.

Il tire une nouvelle bouffée, puis fixe la mer au loin.

— C’était la fille Esposito, non ?

Il n’attend pas vraiment de réponse, il est déjà au courant. Bien sûr qu’il l’est. Je me fige un instant, essayant de formuler ce qui me ronge.

— Ouais, je… Je n’ai pas eu le choix, il fallait la sauver.

Recrachant sa fumée, il fait tomber un peu de cendre et ajuste les manches de sa chemise.

— T’as fait ce qu’il fallait.

— J’imagine…

— Alors pourquoi je sens qu’il y a autre chose ?

— On va dire qu’après… après je l’ai humiliée. C’était plus fort que moi.

Angelo ne réagit pas tout de suite, mais je sens qu’il capte chaque mot, chaque non-dit. Il sait lire entre mes lignes, comme toujours. Finalement, il secoue légèrement la tête, sans jugement apparent.

— Ça m’étonne pas.

Je le regarde, surpris par son détachement.

— Rien de surprenant, vraiment ?

Il laisse sa clope se consumer entre ses doigts, la fumée montant lentement vers le plafond.

— Gianni, tu sais bien d’où ça vient. C’est presque un réflexe chez toi. T’as été rabaissé tellement souvent que c’est devenu une habitude.

Je détourne les yeux, une vague de malaise montant en moi. Angelo ne parle pas pour blesser, il constate, calmement.

— À chaque fois que tu te sens vulnérable, tu réagis de la seule manière que t’as apprise… en rabaissant l’autre. Sois tu contrôle, sois tu écrabouilles.

Il fait une pause, cherchant à appuyer là où il faut, sans aller trop loin.

— T’as grandi comme ça, non ? On t’a appris à faire comme ça.

Ses mots frappent juste. C’est exactement ce que mon père fait avec moi depuis que je suis gosse. Chaque remarque, chaque critique, comme une lame qui se plante doucement mais sûrement. Je reproduis ce schéma sans même m’en rendre compte.

— Tu l’as dit toi-même. C’est plus fort que toi. Dès que ça devient trop réel, tu préfères humilier en premier plutôt que de risquer de te faire écraser encore une fois.

Je serre la mâchoire. Il a raison, bien sûr. Mais comment briser ce cercle vicieux ?

— Ouais… Dès que je commence à ressentir quelque chose, je me ferme. Je… je me replie.

On n’échappe pas vraiment aux cicatrices du mépris, on apprend juste à vivre avec. Angelo hoche la tête, sans rien ajouter pour l’instant, me laissant digérer ses paroles. Puis il reprend, doucement :

— Il va falloir que tu comprennes un truc, Gianni. Toutes les femmes ne sont pas comme Isabella.

Ce nom, comme toujours, me frappe en plein cœur. Isabella m’a marqué à jamais, et depuis, je vis avec la peur constante de revivre la même trahison, de rouvrir les mêmes plaies. Angelo le sait, mais il sait aussi ne pas pousser trop loin. Pas encore.

Je reste silencieux, incapable de trouver une réponse. Il a raison, je le sais. Mais ça ne rend pas les choses plus faciles à affronter. Pas maintenant.

Angelo change de sujet avec calme, presque comme si c’était une formalité :

— Finis de te préparer. Je vais faire rapatrier le bateau avant que tes parents rentrent de Ravello. Je m’en occupe.

Je hoche la tête, toujours perdu dans mes pensées. Angelo a pointé exactement ce que je redoute : je répète les mêmes erreurs, et je ne sais pas comment en sortir.

 

Giulia

Je fonce vers le port, la douleur de l’attitude de Gianni brûle encore en moi, me colle à la peau comme un poison. Tout ce qu’on m’a appris sur les Rossi se confirme : la famille, le pouvoir, l’arrogance. Mon corps est exténué, marqué par une nuit que je ne parviens pas à effacer. J’ai frôlé la mort il y a quelques heures à peine, mais je continue d’avancer, mes pensées me poursuivent. Gianni. Sa voix, son regard, ses mots violents et froids résonnent encore, se mêlant à la fatigue oppressante. La nuit dernière… Mon corps en garde les cicatrices. La tempête. La mer, immense et impitoyable, prête à m’engloutir – moi et mon bateau. Mais je suis encore là, debout. Et je refuse de sombrer, de céder à cette douleur qui cherche à me dévorer.

Sous mes pieds, le sable est lourd, hostile, me ramenant brutalement à cette nuit. L’air saturé d’humidité est imprégné d’un parfum de destruction. Tout autour de moi porte les marques du chaos : des cabanes éventrées, des morceaux de bois éparpillés comme les vestiges d’une bataille perdue. La tempête n’a pas seulement ravagé la côte, elle a tout emporté en moi, laissant un champ de ruines.

Malgré tout, je continue. Mon cœur se serre, mais une froide détermination s’enracine en moi. Je dois voir le Luce di Mare, mon bateau. C’est mon ancre, la seule chose qui me maintient encore debout dans cette mer de fureur. Chaque pas me rapproche de la vérité que je redoute, mais que je ne peux éviter. Le vent siffle à mes oreilles, un murmure cruel qui amplifie mes tourments.

La tempête a quitté le ciel, mais elle hurle toujours en moi. Pas un instant, je ne parviens à chasser un nom qui revient sans cesse : Gianni. Mes poings se serrent, mes ongles s’enfoncent dans ma chair. Gianni. Pourquoi lui ? Pourquoi maintenant ?

Le mât de La Sperenza, le bateau de mon grand-père, apparaît à l’horizon, silhouette familière dans ce paysage dévasté. Mais un bruit derrière moi me sort brutalement de mes pensées. Je me retourne, en alerte. Marisa court vers moi, essoufflée, son visage d’habitude jovial crispé par l’inquiétude.

— Giulia ! On te cherchait partout. Ta mère est folle d’inquiétude, Ezio l’a appelée, il a vu que tu n’étais pas rentrée ce matin.

Je baisse les yeux. La culpabilité me saisit d’un coup, pesant. J’avais oublié de prévenir. Oublié de revenir à la réalité. Trop occupée à me débattre avec mes fantômes. Je ne dis rien, je continue vers le port, espérant que ce que je trouverai là-bas soit en meilleur état que ce que je ressens à l’intérieur.

Marisa, à bout de souffle, me suit en essayant de comprendre.

— Les pêcheurs… Ils disent que tu étais avec un Rossi. C’est vrai ?

Je garde les yeux rivés sur le sol, incapable de soutenir son regard. Je ne peux pas révéler la vérité. Pas maintenant. Pas avec tout ce qui tourbillonne en moi.

— Il s’est passé quelque chose, oui.

Le silence qui suit est épais, pesant. Marisa veut en savoir plus, mais je ne peux pas tout dire. Pas alors que le poids de la faida entre nos familles m’écrase.

— Giulia, pourquoi tout le monde parle de toi et de lui ?

Je ralentis, la gorge serrée. Il n’y a pas de réponse simple, rien que je puisse dire sans perdre une partie de moi-même.

— Il m’a… aidée. Je ne m’y attendais pas. Pas de la part de quelqu’un comme lui.

Les mots sortent comme une confession, imprégnés d’une fatigue que je n’arrive plus à masquer. Marisa attend, mais je n’en dis pas plus. Mes yeux restent fixés sur l’horizon. Le port approche, chaque pas me rapproche de lui, mais mon cœur, lui, fuit en sens inverse. Ce n’est pas les débris que je crains. C’est ce qu’il a réveillé en moi.

Marisa soupire, frustrée par mon silence, et murmure :

— C’est lui qui t’a sauvée ?

Je hoche la tête, honteuse de minimiser son geste.

— Et vous avez passé la nuit ensemble ? Vous étiez où ?

— À l’abri. C’était…

Elle patiente, suspendue à mes mots.

— C’était quoi ? Tu es bouleversée.

— Après… Je ne sais pas. Il a tout piétiné.

— Piétiné comment ?

— Il m’a sortie des vagues. Puis il m’a rejetée, comme si tout ça ne comptait pas.

— Et ça comptait pour toi ?

Le souvenir me poignarde, sa voix résonne encore dans ma tête. Je chasse son regard bleu de mon esprit alors que Marisa tente d’assembler les morceaux de mon histoire.

— C’est un Rossi, Giulia.

Oui, c’est ce que tout le monde dit. Mais ce n’est pas ce que j’ai vu cette nuit-là. Même si la devise des pêcheurs est « Là où il y a un profit, il y a un Rossi. ». Je soupire, essayant de comprendre ce qui m’échappe. Marisa essaie de trouver une logique à tout cela.

— Peut-être qu’il a eu peur après coup. Les rumeurs, la pression…

— Peut-être. Mais comment peut-il être à la fois si protecteur et si…

— Lâche ?

— Cruel.

Ma voix tremble. Chaque mot ravive une blessure que je n’avais pas osé toucher. Je me sens perdue, même s’il n’y a eu qu’une nuit. Marisa me regarde avec une compassion silencieuse, elle sait que parfois, il n’y a pas de mots pour expliquer.

— Peut-être qu’il est juste perdu. Peut-être qu’il ne sait pas ce qu’il ressent.

Je secoue la tête. Ses paroles résonnent, mais pourquoi devrais-je en porter le poids ?

— J’ai déjà entendu ça avec Marco. « Il ne sait pas ce qu’il veut. » Regarde où ça m’a menée. Gianni a soufflé le chaud et le froid, ça m’a ramené à lui, à ses mensonges.

Mes poings se serrent. Mes ongles s’enfoncent dans ma peau. Cette douleur, au moins, je la connais bien.

— J’ai trop souffert, Marisa. Je ne peux plus croire à cette douceur-là. Pas après Marco.

On finit par s’habituer à la douleur, comme on s’habitue à l’obscurité. Elle devient un guide, une boussole qui ne mène jamais vers la lumière. Marisa hoche la tête en silence, pose une main apaisante sur mon bras.

— Tu sais, Giulia… je ne suis pas là pour défendre un Rossi, mais… certaines personnes sont en guerre avec elles-mêmes. Gianni en fait peut-être partie. Ça ne veut pas dire que tout est faux.

Je secoue la tête, encore trop envahie par la confusion pour envisager quoi que ce soit de plus.

— Peut-être… Mais comment je pourrais lui faire confiance alors que tout ça est encore tellement en vrac ?

Le silence retombe. Marisa ne dit rien de plus, elle sait que c’est à moi de trouver les réponses. Puis, mon téléphone vibre, brisant la quiétude. Je regarde l’écran, le cœur battant à tout rompre. Le nom de ma mère s’affiche.

— Allô, Maman ?

— Giulia ! C’est ton grand-père… Il a fait une mauvaise chute !

Ses mots s’abattent sur moi comme une vague, m’emportant. Mon visage se fige, mon souffle se coupe. Je regarde Marisa, les larmes aux yeux, le téléphone tremblant dans ma main.

— C’est mon grand-père… Il est à l’hôpital. Il faut que j’y aille !

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A propos de l'auteur

Matthieu Biasotto

Auteur indépendant toulousain, rêveur compulsif et accro au café. J'écris du thriller, du suspense avec une touche existentielle.

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Julie
1 mois il y a

Ppfff… même moi j ai le cœur piétiné pour eux

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